J'entrai dans la quincaillerie.
J'y croisai un échantillon de la population locale. Toute la province était là. Réunies autour des cuivres et de la soude, des ménagères se concertaient avec les employés, la lèvre contrariée, l'oeil interrogateur, le front angoissé : il était question de tuyaux de douches, de seaux de zinc... Préoccupations ordinaires de la gent commune.
Mais au fond du magasin une intrigue se tramait, dans une atmosphère pesante. Une cliente monopolisait toutes les attentions, du personnel jusqu'à la direction, qui tous très courageusement regardaient de loin, du coin de l'oeil.
L'affaire était grave.
La blouse à fleurs tendue par un giron opulent aux charmes douteux, la femme du maraîcher tentait une énième fois des séductions mammaires sur un des employés du magasin, un trentenaire effacé, afin qu'il consentît à lui céder à vil prix un arrosoir en aluminium de toute beauté. Étincelant, l'objet de convoitise semblait faire de l'oeil à la corruptrice. L'employé savait l'étrange passion de sa cliente pour cet arrosoir qu'elle ne pouvait décidément pas se résoudre à acheter au prix affiché, pourtant fort abordable. C'est que cette dernière était avaricieuse. Maladivement avaricieuse. Aussi, régulièrement elle venait discuter âprement le tarif de ce trésor horticole, de plus en plus revu à la baisse pour un oui, pour un non. Elle voyait plein de défauts à cet l'arrosoir. Si bien qu'au bout de plusieurs mois de ce manège, l'arrosoir complètement dévalué par ses soins ne valait, selon elle, quasiment plus que quelques sous ! Forte de son incroyable mauvaise foi, la femme du maraîcher comptait bien acquérir à moindres frais l'objet de sa folie.
Tous les moyens étaient bons pour faire triompher une si noble cause ménagère, se persuadait-elle. Aussi le marchandage durait-il depuis presque un an, comme une ronde sans fin. Le fameux arrosoir, fort heureusement, attendait toujours dans le magasin, brillant de tous ses feux sous le néon jaune, n'ayant trouvé nul acquéreur au fil des mois qui passaient, ce qui confortait sa future acheteuse dans son idée fixe. Pour elle c'était un signe. Le Ciel des avares s'était penché sur son cas, mobilisant tous les anges de la pingrerie autour de sa cause. Il fallait dans ces conditions qu'elle continuât le combat, elle ne pouvait pas abandonner après des luttes aussi acharnées, héroïques.
La rage de l'économie la tenait en éveil en permanence, lui donnait des ailes, du courage, de la patience et même des idées. Perspicace, obstinée, parfaitement incorruptible, la cliente de la quincaillerie bravait systématiquement et sans ployer d'un cil les arguments de l'employé.
Sordide et pittoresque, ce spectacle m'enchantait. Je m'attardais souvent dans le magasin pour observer ce phénomène et me tenir au courant de l'évolution de son affaire. Lorsque je voyais rôder cette ladre mamelue autour de la quincaillerie, j'entrais avec elle discrètement sans jamais rien acheter, juste pour me délecter de ce vivant théâtre.
Et puis un beau jour, là devant mes yeux le miracle eut lieu : las, résigné, exaspéré, le patron du magasin intervint, au grand soulagement du pauvre employé. Il fit cadeau de l'arrosoir à la femme du maraîcher. Le fait était vraiment inattendu.
Immense émoi dans le magasin.
"L'acheteuse" ressortit triomphante devant les clientes sidérées. La centième tentative de l'avare avait été la bonne, dépassant d'ailleurs toutes ses espérances puisqu'elle avait obtenu gain de cause sans même débourser un seul centime. Certaines clientes, visiblement blessées, en conçurent une profonde jalousie. Deux ou trois mauvaises langues prêtèrent même au patron de la quincaillerie de malhonnêtes desseins envers sa si "fidèle" cliente...
L'affaire de l'arrosoir eut un retentissement funeste. Le bruit de ce scandale local s'étendit jusqu'aux limites de la paroisse voisine, ce qui ruina bientôt la réputation du quincaillier qui dut fermer boutique.
C'est que dans certains trous de province, on pardonne rarement ce genre de crime.
J'y croisai un échantillon de la population locale. Toute la province était là. Réunies autour des cuivres et de la soude, des ménagères se concertaient avec les employés, la lèvre contrariée, l'oeil interrogateur, le front angoissé : il était question de tuyaux de douches, de seaux de zinc... Préoccupations ordinaires de la gent commune.
Mais au fond du magasin une intrigue se tramait, dans une atmosphère pesante. Une cliente monopolisait toutes les attentions, du personnel jusqu'à la direction, qui tous très courageusement regardaient de loin, du coin de l'oeil.
L'affaire était grave.
La blouse à fleurs tendue par un giron opulent aux charmes douteux, la femme du maraîcher tentait une énième fois des séductions mammaires sur un des employés du magasin, un trentenaire effacé, afin qu'il consentît à lui céder à vil prix un arrosoir en aluminium de toute beauté. Étincelant, l'objet de convoitise semblait faire de l'oeil à la corruptrice. L'employé savait l'étrange passion de sa cliente pour cet arrosoir qu'elle ne pouvait décidément pas se résoudre à acheter au prix affiché, pourtant fort abordable. C'est que cette dernière était avaricieuse. Maladivement avaricieuse. Aussi, régulièrement elle venait discuter âprement le tarif de ce trésor horticole, de plus en plus revu à la baisse pour un oui, pour un non. Elle voyait plein de défauts à cet l'arrosoir. Si bien qu'au bout de plusieurs mois de ce manège, l'arrosoir complètement dévalué par ses soins ne valait, selon elle, quasiment plus que quelques sous ! Forte de son incroyable mauvaise foi, la femme du maraîcher comptait bien acquérir à moindres frais l'objet de sa folie.
Tous les moyens étaient bons pour faire triompher une si noble cause ménagère, se persuadait-elle. Aussi le marchandage durait-il depuis presque un an, comme une ronde sans fin. Le fameux arrosoir, fort heureusement, attendait toujours dans le magasin, brillant de tous ses feux sous le néon jaune, n'ayant trouvé nul acquéreur au fil des mois qui passaient, ce qui confortait sa future acheteuse dans son idée fixe. Pour elle c'était un signe. Le Ciel des avares s'était penché sur son cas, mobilisant tous les anges de la pingrerie autour de sa cause. Il fallait dans ces conditions qu'elle continuât le combat, elle ne pouvait pas abandonner après des luttes aussi acharnées, héroïques.
La rage de l'économie la tenait en éveil en permanence, lui donnait des ailes, du courage, de la patience et même des idées. Perspicace, obstinée, parfaitement incorruptible, la cliente de la quincaillerie bravait systématiquement et sans ployer d'un cil les arguments de l'employé.
Sordide et pittoresque, ce spectacle m'enchantait. Je m'attardais souvent dans le magasin pour observer ce phénomène et me tenir au courant de l'évolution de son affaire. Lorsque je voyais rôder cette ladre mamelue autour de la quincaillerie, j'entrais avec elle discrètement sans jamais rien acheter, juste pour me délecter de ce vivant théâtre.
Et puis un beau jour, là devant mes yeux le miracle eut lieu : las, résigné, exaspéré, le patron du magasin intervint, au grand soulagement du pauvre employé. Il fit cadeau de l'arrosoir à la femme du maraîcher. Le fait était vraiment inattendu.
Immense émoi dans le magasin.
"L'acheteuse" ressortit triomphante devant les clientes sidérées. La centième tentative de l'avare avait été la bonne, dépassant d'ailleurs toutes ses espérances puisqu'elle avait obtenu gain de cause sans même débourser un seul centime. Certaines clientes, visiblement blessées, en conçurent une profonde jalousie. Deux ou trois mauvaises langues prêtèrent même au patron de la quincaillerie de malhonnêtes desseins envers sa si "fidèle" cliente...
L'affaire de l'arrosoir eut un retentissement funeste. Le bruit de ce scandale local s'étendit jusqu'aux limites de la paroisse voisine, ce qui ruina bientôt la réputation du quincaillier qui dut fermer boutique.
C'est que dans certains trous de province, on pardonne rarement ce genre de crime.
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