jeudi 30 octobre 2008

121 à 130 - Textes de Raphaël Zacharie de Izarra

121 - Un oiseau libre

Je n'ai ni attaches, ni bagages, ni or qui alourdiraient mon vol : la liberté est ma plus chère conquête. J'ai hérité d'un royaume plus vaste que vos empires, et mon palais de paille et de nuages vaut tous vos trésors de marbre et d'airain : j'ai le ciel pour unique asile, les étoiles pour le meubler, un caillou pour tout oreiller, l'herbe des champs pour futur tombeau.

Et le vent en guise de chien fidèle.

Mon toit de constellations et de brumes a le prix infini des choses qui ne s'achètent pas. Mon habit de crasse et de misère est une voile que le souffle des muses emporte plus loin que vos soieries appesanties par l'argent et le plomb, et ma semelle errante est moins trouée que vos cartes de pointage aux mortels effets, moins usée que vos jours perdus à travailler...

Moi, jamais je ne travaille. La musique, la danse et l'amour sont des sésames qui m'ouvrent les portes du ciel. Alors que vos clés si chèrement gagnées n'ouvrent que des portes qui vous font entrer dans ces prisons nommées «richesses» et «confort».

Je suis un oiseau de passage aux ailes vives, et mon chant sans limite atteint les plus hautes nues. L'alouette partage mon horizon, le hérisson se glisse dans ma couche et les hululements de l'effraie peuplent mes songes.

Je suis le mal-aimé, le mauvais augure, le messager du diable, le voleur de poules, le passager de minuit, l'insaisissable, la rumeur, l'ennemi...

Je suis libre, je suis pauvre, je suis heureux.

Je suis le bohémien.

122 - Un jour d'été en campagne

Le vieillard est étendu dans une chaise longue sur le seuil de la porte grande ouverte, les yeux mi-clos, la tête relevée, les bras mollement posés sur les accoudoirs. C'est l'été, et la chaleur est accablante. C'est un vieillard qui n'a plus d'âge, dont on sent la fin proche.

Il semble d'ailleurs attendre la mort à sa porte, au pied de sa maison, sans regret ni amertume. Peut-être même avec une certaine impatience. Il est las. Quelques mouches importunes se posent sur son front usé. Il les chasse d'un geste lent et monotone.

A présent le soleil est haut, et le vieil homme baisse la tête, sur le point de succomber au chant indolent de Morphée. Sous les feux écrasants de l'astre tout est silence, torpeur, hébétude. Rien ne vient troubler cette molle et chaude quiétude : l'homme vit seul et pas un chat ne hante les lieux.

Maintenant on dirait qu'il dort au soleil. En fait il ne dort pas. Il est mort.

Mort au soleil.

123 - La détresse

La petite fille aux boucles blondes marche droit devant elle, traversant prés et champs d'un pas égal. Sur sa joue un filet d'argent suinte, et luit furtivement au soleil. Elle pleure du bout de ses dix ans, boudeuse. Et à travers ses yeux bridés son regard perdu interroge le ciel, et peut-être même le monde entier. Son coeur est triste. Plus même : douloureux. Pire encore : blessé.

Elle le sent confusément. Elle en prend conscience progressivement, inéluctablement, comme une soudaine révélation tombée le jour même, à la minute même. Et son coeur s'alourdit au fil de ses pas. Ses pensées sont égarées, comme elles l'ont toujours été.

Elle vient, une nouvelle fois, de se faire exclure de la troupe d'enfants de son âge qui jouaient non loin de sa maison. Alors elle s'est contentée d'observer les jeux de ses camarades de loin avant de leur tourner le dos et de s'en aller au hasard dans la campagne environnante, sans vraiment en connaître l'exacte raison, dans la confusion de ses idées et de son coeur perturbés.

Elle a parcouru plusieurs kilomètres, et est déjà loin de chez elle. Elle arrive au bord d'un point d'eau, qu'elle ne connaît pas. Profond. Elle peut voir, en se penchant un peu, le ciel qui se reflète, si vaste, si beau. Et puis, en se penchant encore un peu plus elle voit son visage, si jeune, si frais. Ses larmes redoublent, et tombent une à une dans l'onde à peine troublée.

Pendant ce temps on s'inquiète de son absence, et les gendarmes sont alertés pour tenter de la retrouver. On craint pour sa vie, sait-on jamais avec toutes ces histoires de mauvaises rencontres... C'est une petite fille qui n'a que dix ans.

Combien de temps est-elle restée ainsi au bord de l'eau à scruter le ciel, à plonger le regard dans le mystère de son visage reflété ?

On a retrouvé son petit corps le lendemain, enseveli sous les flots paisibles de l'étang, telle Ophélie étendue dans son mouvant linceul de cristal. Une noyade stupide ont conclu les gendarmes. Une imprudence d'enfant fugueur... C'est ce qu'ont rapporté tous les journaux du pays. Mais qui peut dire ce qui peut se passer dans la tête d'une enfant de dix ans ?

Comment peut-on affirmer qu'à cet âge on n'a pas la sensibilité d'un adulte, au point de... Le désespoir a-t-il donc un âge légitime aux yeux des grandes personnes ?

Nul n'a osé avancer une telle hypothèse. En effet, on ne prête pas une telle subtilité d'émotion à un coeur si jeune, si innocent. Il n'y eut aucun témoin du drame, si ce n'est le vent et le chant des oiseaux. Dans l'onde la petite fille aux boucles blondes a vu son image. Elle a vraiment compris, enfin, seule face à elle-même, qui elle était, pourquoi elle était si différente des autres petites filles de son âge. Elle s'est vu pleurer, et elle a su pourquoi elle pleurait. Elle n'a pas supporté. Tout cela n'était pourtant pas grand-chose lui assuraient souvent ses parents. En fait tout ne tenait qu'en un mot, un seul.

La petite fille était trisomique.

124 - Les songes d'un gueux

Je suis l'amant solitaire, l'étoile errante, le pauvre hère de l'amour. Je n'ai pas de maison, pas d'or, pas de feu, pas de chance, pas de joie. Les bois, les champs, les rivières et les saisons sont mes asiles. Et la nuit le ciel est ma seule couverture, tiède en été, glaciale en hiver. Avec les constellations pour unique oreiller. Lorsque je dors je suis heureux. J'accède à un autre univers : les songes.

C'est en ces lieux oniriques que chaque nuit je deviens prince, oubliant mes oripeaux de vagabond : dans mes rêves un être, toujours le même, vient me rendre visite. Chaque nuit une créature mystérieuse, fine comme la libellule, gracieuse comme l'araignée d'eau, aérienne comme le vent me tient compagnie. Est-ce donc un elfe, une fée, quelque nymphe ou sylphide surgie des herbes qui m'entourent ? Je l'ignore, mais avec elle je deviens un héros, un chevalier vêtu d'or et de lumière partant à la conquête des étoiles, de toutes les étoiles que compte le ciel. Mes histoires rêvées sont épiques, grandioses, inoubliables.

Et chaque nuit je poursuis mes aventures interrompues à l'aube. Le rêve reprend chaque soir son cours exactement là où il s'était achevé le matin. Parfois il m'arrive de m'endormir au grand jour dans les herbes folles, et je rejoins aussitôt ma fiancée onirique. Je sais qu'elle m'attend, toujours fidèle au rendez-vous.

Pendant longtemps j'ignorais qui était cette créature devenue l'amante de mes rêves, l'hôte de mes songes, la présence impalpable de mes nuits. Maintenant je sais. Je connais le nom de cette charmante sorcière qui vient me rendre visite dans mes songes pour les mieux troubler de sa chère présence. Je connais cette reine de l'illusion qui m'a emmené si loin, je connais cet être qui est le baume à mes misères.

Ca n'est pas une femme comme je le pensais. C'est un galant, un joli, un doux messager de la nuit.

Son nom est Morphée.

125 - La domesticité

Monsieur,

Sachons entendre avec intelligence, probité et sens de la mesure les saints préceptes de la chrétienne religion qui nous ont été enseignés. Nous sommes des gens de bien vous et moi. Sachons nous représenter cependant l'infinie bassesse de ceux qui, pour leur malheur et pour notre bonheur, ne nous ressemblent pas. Je veux désigner bien entendu ces masses laborieuses issues de si peu de choses. Gens du peuple et gens de rien, pour me résumer.

Que nous enseigne la religion ? Elle nous dit, entre autres choses, qu'il est malséant pour un homme de goût soucieux de cultiver sa réputation, de préserver sa santé et de sauver son honneur d'user de la chair femelle à des fins malhonnêtes. Cela est une vérité universellement admise, il est vrai. Mais ce que ne précisent pas les Ecritures, c'est qu'il existe deux races de femelles sur Terre. Deux espèces radicalement différentes.

En effet, dans ce monde harmonieux qui semble avoir été spécialement conçu pour nous les gens de bien, il y a à notre disposition les simples filles sans envergure, sans titre et sans fortune communément appelées servantes, domestique, ou lingères, bonniches, souillons, bonnes à tout faire ou encore filles de ferme, comme vous voudrez. La définition exacte importe peu ici.

Et puis pour notre admiration, notre chaste inspiration et l'exercice de nos belles manières, il y a les autres : les Marquises, les Demoiselles de bonne famille, les vierges à particule, les Comtesses, etc. Ces femmes que j'appellerais commodément «l'espèce à peau laiteuse».

Sachez qu'il ne saurait y avoir péché pour des gens de notre rang à vouloir s'amuser avec la première catégorie de ces créatures. Engrosser par mégarde ces paysannes, ces gens de rien, ces pauvresses, ces âmes simples et sans religion, ces frustres sensibilités, ces couturières sans avenir, ces représentantes de la plus commune espèce enfin (et d'ailleurs vouée aux oubliettes de l'Histoire), ne constitue pas en soi une faute. Sauf bien sûr si l'homme de bien met en danger sa santé, ce qui par contre serait un grave et véritable péché car on ne doit pas mettre inconsidérément en danger sa santé de chrétien sous prétexte de passager égarement.

Au passage je me permets une petite digression : on ne mettra jamais assez en garde les hommes de notre race contre ces dangers, qui sont réels. Au cas où la servante mettrait en péril la santé de son maître, soit par manque d'hygiène, soit par négligence des bonnes manières à adopter face aux ardeurs de son maître (ce qui est fréquent chez ces paysannes-là), celle-ci sera jetée à la rue sur-le-champ, sans autre forme de procès. Et sans dédommagement cela va sans dire, car il serait inconcevable qu’une lingère réclamât à son maître !

Bref, sachez que l'espèce paysanne a été mise sur Terre pour contenter les menues envies des gens du monde que nous sommes. Et les femmes à peau laiteuse qui ont eu le bon goût d'hériter d'une particule, celles-là sont nées pour qu'on leur rende hommage de la manière la plus élégante, la plus délicate et la plus généreuse qui soit. Ce qui est dans l'ordre normal des choses, vous en conviendrez.

Donc on ne s'amusera point contre leur gré avec les Marquises, les Demoiselles bien nées pensionnaires des couvents, les épouses honnêtes des bourgeois, etc. Comme le monde est bien fait, rappelons-nous que pour ce genre de passe-temps sans conséquence mais, paraît-il, impérieux pour nous les gens du noble sexe, il y a à notre disposition un inépuisable réservoir à plaisirs. En effet, les filles de peu pullulent, abondent, et l'on ne parvient même pas à les dénombrer tant elles infectent le pays.

Ce qu'il fallait rectifier dans les Ecritures, c'était cela précisément. Pour nous les gens de la bonne société, il n'y a point de véritable péché d'user de la chair des servantes. D'autant moins que ces dernières sont normalement à notre service, et qu'elles sont donc payées pour cela. L'argent donnant tous les droits à celui qui le possède, et les paysannes n'ayant de par leur condition ni l'un ni l'autre (ni argent ni droit), il est naturel et légitime (et même fortement recommandé pour les gens souffrant d'obsessions sexuelles particulières ou de vices et passions inavouables que ne sauraient chrétiennement satisfaire les honnêtes épouses) que l'homme de bien profite pleinement de ce que Dieu lui propose sous la forme d'une simple lingère.

A partir du moment où l'honnête homme paye les services de sa bonne, il a le droit d'en disposer comme il l'entend.

Donc, vous pouvez profiter de votre bonne tout votre saoul Monsieur, il ne saurait y avoir péché (sauf si, je vous le rappelle, celle-ci vous infecte avec une méchante maladie, en ce cas vous n'omettriez pas de la châtier sévèrement). Vous pourrez ensuite continuer d'aller à l'église le dimanche la tête haute, votre épouse pendue à votre bras, avec la considération de l'évêque (qui lui aussi, de par sa haute fonction, dispose d'une bonne).

126 - Amitié particulière

Madame de,

Sachez que dans l'affaire qui m'occupe ici avec vous, le talent n'est rien.

Seule compte la particule. C'est elle qui confère la beauté, la dignité, la grandeur à celui qui a l'honneur d'être bien né. Votre particule seule suffit à donner du prix à votre personne, au moins à mes yeux. J'ose espérer que vous ne serez pas insensible à mon propos, puisque vous faites partie des élues. Votre particule, votre nom, votre rang sont des gages de valeur selon moi. Votre beauté est là, véritablement.

Votre plume m'est aimable, quoi qu'il en soit. Vous valez bien que je vous lise, au moins pour la raison essentielle que vous faites partie des gens de bien qui ont le privilège d'avoir la particule. Votre particule, c'est votre talent.

Je ne ferai pas preuve d'humilité quant à vos éloges au sujet de ma plume, car je n'ai pas les moyens d'être humble. Je suis ainsi fait que la fierté est mon habit de sortie habituel. Vous pouvez louer ma verve : je porte avec beaucoup de prestance les lauriers. Je chante ma gloire à pleine gorge, et tant pis pour ceux qui ne veulent pas m'entendre : s'ils préfèrent la discrétion à mes cris de guerre, ils n'ont qu'à écouter les piètres silences d'humilité de ceux qui, trop modestes, n'assument pas leur art en société.

Vous devrez accepter avec transport ma hautaine éloquence Madame, si vous voulez m'avoir pour ami.

Dites-moi comment vous vous portez après lecture de ce message. Et je saurai si vous êtes digne de mon amitié.

127 - Considérations générales et particulières au sujet de ma particule

Le problème de la particule se pose, je pense, dès lors que l'on commence à dénigrer sa valeur sociologique, son prix culturel, son caractère éminemment vénérable, son essence mystique, sa spécificité morale. Et sa fonction sociale.

L'aristocratie est une composante obligée de toute société. Que les modèles soient des banquiers, des chanteurs populaires ou des nobles pleins d'honneur et de fierté (comme moi), le problème demeure le même : les sociétés humaines ont besoin de vivants représentants d'une certaine élite, soit pour s'identifier à celle-ci, soit pour en faire un contre modèle. Quoi que l'on dise, l'élite est le fer de lance de toute organisation sociale de base. Quant à décréter que cette élite pourrait être plutôt le monde des chanteurs ou bien le monde des banquiers, plutôt que celui des hidalgos, ceci est uniquement affaire de maturité d'esprit de la part de celui qui décrète. En ce qui me concerne, je reconnais l'aristocratie comme la véritable représentante de l'élite sociale. C'est elle qui fait autorité dans ma culture. L'important pour moi, n'est pas d'avoir un diplôme, ni de gagner beaucoup d'argent, mais d'être élevé à la dignité de noble. A mes yeux, seule la particule sauve. Elle est le point de repère de l'orgueil bien utilisé. Qu'ai-je à prouver, moi qui suis bien né, à celui qui se targue d'être devenu quelqu'un tout en étant fils de rien ? La particule n'est pas un mérite, mais une grâce tombée du ciel. Peu m'importe la manière dont cette grâce est descendue sur ma tête, que ce soit par hasard ou par volonté humaine, le ciel a parlé et m'a fait « de ». Et c'est cela qui est important à mes yeux. Je n'ai pas demandé un tel honneur, j'ai été couronné à ma naissance, par ma naissance. Je n'ai rien fait pour. C'est ce qui me distingue de celui qui cherche la reconnaissance à travers l'élévation sociale. A chacun son hochet.

Pour certains ce sera l'argent, pour d'autres la célébrité. Pour moi c'est la particule.

La particule est une distinction. Un privilège culturel, social, une faveur divine. Une grâce qui peut tomber aussi bien sur le bossu que sur l'ignorant, sur le prix Nobel que sur l'idiot du village. Je crois, et cela est mon droit le plus légitime, être né sous les lueurs de la nuit.

Mes Pères, les Anciens, viennent du ciel, ils descendent des étoiles. Mon nom "Izarra" ne signifie-t-il pas « Etoile », en souvenir précisément de l'une de ces lumières qui brillent aux nues et d'où est issu mon sang ? Cette explication poétique vaut bien toute autre qui dénigrerait le sens sacré de mon nom à rallonge.

Si un banquier se croit un prince parce qu'il a des coffres-forts et une belle situation, pourquoi moi qui ai la chance d'avoir la particule, et simplement la particule, je ne mettrais point un prix à ma fortune temporelle ? Puisque tout est relatif sur le plan social, si ma particule ne vaut rien aux yeux de certains, le titre de Président de la République ne devrait rien valoir non plus. Mais si un Président de la République c'est quelqu'un, à cause de son « diplôme de Présidence de la République », et uniquement à cause de cela, alors moi je suis quelqu'un à cause de mon diplôme de «particulé». Jouons le jeu des vanités sociales ou ne le jouons pas. Mais, si nous le trouvons faussé, mensonger ou insultant, à ce moment-là quittons la société des hommes et faisons-nous ermite.

Oui, je suis fier et honoré à cause de ma particule. Mon «de», c'est ma culture, ma richesse, ma personnalité intime, mon blason, ma différence. Au contact permanent avec la particule, mon coeur prédisposé s'est progressivement rempli d'un sentiment d'élévation. D'abord cela a été confus, à mesure que je prenais conscience de l'importance de mon nom, puis au fil des ans j'ai été persuadé d'appartenir à l'espèce noble.

Qu'est-ce à dire ?

Je suis né pour avoir la particule, comme d'autres sont nés pour être mécréants, leurs prédispositions naturelles se confirmant, se renforçant au contact de leur milieu. L'Etat Civil m'a fait noble. A tort ou à raison aux yeux de certains «hérétiques». Le fait est qu'aujourd'hui je jouis de ma particule. Est-ce la particule qui m'a façonné à son image ou bien est-ce le Destin qui m'a couronné avec cette particule en signe de noblesse, toujours est-il que je crois en mon ETOILE. Je crois en mon nom, comme d'autres croient en leur compte en banque ou bien en leurs diplômes. Que l'on m'ôte ma particule, et je ne suis plus moi-même, tant je me suis identifié à celle-ci. Je n'oserais plus me mêler à mes semblables si je devenais leur semblable. Ma particule, c'est ce qui me distingue des autres, des «sans particules», c'est mon habit de sortie, mon épée au côté, mon panache, mon étendard, mon vif blason.

J'ai le sens du sacré, le sens du mystère. Je crois aux chimères dans la mesure où j'y crois. Avec naïveté, avec obscurantisme, avec imbécillité, certes. Mais avec noblesse. Avec grandeur. Avec un sentiment « donquichottesque » au coeur.

Ma particule, je ne l'occulte pas comme le font certains membres de ma famille. Je la montre tant que je le peux, selon l'élémentaire bienséance qui règle ordinairement les rapports sociaux. Je ne l'affiche pas comme un argument imparable, je la montre simplement et cela est suffisant. La crinière du lion seule fait autorité, nul besoin qu'il sorte la griffe. Je n'ai pas honte de mon «de». J'ai un beau nom, je suis bien né, et je rends grâces au Ciel pour tous ces bienfaits impalpables. «L'essentiel est invisible pour les yeux», disait le Renard. Ma particule n'est pas seulement inscrite sur mon front (sur lequel on peut y lire ma noblesse), elle est également et surtout secrètement logée au fond de mon coeur. Je sais que je suis un noble, et j'y crois. Le reste, c'est-à-dire les tentatives de dénigrement, n'est que prosaïsme le plus horizontal.

Pour rien au monde je ne veux faire partie de la moyenne générale. Et mon discours sur la particule, c'est un combat personnel contre la pensée borgne et fruste, tiède et insipide de la masse, du peuple, de cette racaille qui n'est pas éveillée aux beautés secrètes de l'invisible. Le peuple ne connaît pas les beaux sentiments. Il n'est guère sensible à l'élévation du coeur et de l'esprit. Il ignore la beauté d'une simple particule.

Et tout est dit.

Refuser de glorifier sa particule quand on a la chance d'en posséder une, c'est ne pas faire honneur, à mon sens, à la mémoire de ceux qui ont contribué à faire ce qu'on est aujourd'hui. Car enfin, qu'est-ce que la particule ?

Pour l'esprit dénué de critique comme pour l'inculte, c'est simplement deux lettres précédant un patronyme. Autant montrer à un âne une partition de musique. Il ne verra que des points épars sur des lignes. L'âne n'entend pas Mozart de la même oreille qu'un mélomane. De même, pour l'humble équidé un poème de Victor Hugo ne sera rien d'autre qu'une succession de caractères noirs jetés sur un carré de papier blanc, sans nulle valeur à ses yeux. Pour l'être doté d'un minimum d'intelligence et de sensibilité, un poème de Hugo sera autre chose que des simples lettres additionnées et agglutinées de façon à former des mots sans nulle résonance. L'intelligence, la sensibilité transforment les mots en chants sacrés ou en histoires d'amour. Bref, des choses cohérentes et admirables naissent des mots, des partitions. Parce que l'être doué d'intelligence sait prendre du recul par rapport aux simples apparences brutes et primaires des choses, les mystères se révèlent à lui.

L'érudit se délecte de la prose kantienne, quand le grossier, ne trouvant là que perte de temps, s'ennuie. Un gouffre culturel sépare ces deux êtres. Le mystère et la beauté cachés derrière les apparences ne s'ouvrent qu'aux plus beaux esprits.

Entre l'âne et le philosophe, il y a le mur infranchissable et sacré de l'intelligence, quelque chose de divin. Je sais que vous ne voyez dans ma particule que deux lettres bien banales. Vous éludez, consciemment ou non, le contexte particulier du problème. Face à ma particule vous vous comportez comme l'âne devant une partition de Mozart. Par pur esprit réactionnaire vous semblez (comme la plupart des gens à qui je tiens ce discours) ne pas avoir accès à la beauté secrète de l'affaire, trop préoccupés que vous êtes à regarder le plus près possible cette particule.

En ce cas vous ne prendriez pas le recul nécessaire qui permet de voir l'ensemble dans son contexte, comme lorsqu'on prend du recul pour admirer un tableau impressionniste. Pour vous comme pour mes détracteurs il est vain de prendre à coeur comme je le fais ce problème de la particule, parce que selon vous (insensibles que vous êtes à ce problème) il n'y a nul mystère à sonder là-dedans. Et vous aimeriez que je traîne mon « de » sans aucune fierté particulière, ignorant du trésor légué par le Ciel... Je finis par croire que finalement la particule se mérite.

Si l'heureux possesseur d'une particule ne sait pas décoder le message céleste tombé sur lui à sa naissance, il n'en est pas digne. Tout le reste, c'est de la mauvaise littérature. C'est comme si l'on tentait de désacraliser les partitions de Chopin ou les écrits de Hugo en expliquant que ce ne sont là que des signes inscrits sur du papier, et que les beautés que l'on accorde à ces choses sont subjectives, artificielles, sans fondement solide, vu que tout n'est qu'affaire de sensibilité personnelle, et donc aléatoire, arbitraire. On a le droit de ne pas être sensible à la musique de Chopin ou aux histoires de Hugo, mais a-t-on le droit de dénigrer les arts pour l'unique raison que l'on est hermétique aux caractères imprimés, donc que l'on est analphabète ? Ou bien sourd ?

Le problème est là, en ce qui concerne cette chère et précieuse particule qui fait ma fierté. Si des sensibilités incultes ou sourdes et aveugles ne veulent voir rien d'autre dans le «de» que deux lettres alphabétiques, c'est bien triste mais c'est leur problème au fond. Ceux-là n'ont pas accès aux richesses intérieures, aux émotions oniriques, poétiques. Pour ces gens-là le romantisme n'est qu'un mot formé de 9 lettres alphabétiques, le rêve un autre mot de quatre lettres, etc.

Jusqu'au mot «IZARRA» qui ne veut rien dire non plus, en tout cas pas plus que la particule. Pour moi ce mot suprême signifie «ETOILE». Et en plus ce mot est enrichi d'une particule. Tous les signes sont là pour sacraliser, à juste titre, ce beau et noble nom que je porte.

128 - Au nom de mon nom

Une particule me faisait un jour de l'ombre par sa simple présence sur une liste. Insolente présence à côté de ma particule. Voici ce que j'ai répondu à cet autre porteur de particule :

En ce lieu conquis, j'estime qu'il y a une particule de trop. Une concurrence insupportable qui me déplaît au possible. Je ne saurais tolérer que l'un d'entre vous affiche avec prétention sa particule, son nom à rallonge. Ce rival, ce fat qui se garde bien de faire le malin, et qui feint l'humilité, vous l'avez tous reconnu : c'est ce Monsieur de la Châtelière.

Qu'il cesse d'apposer au bas de ses mails sa piètre et vaine particule (qu'il doit chèrement et ridiculement porter dans son coeur pour qu'il l'expose ainsi à la vue de tous...), ou bien qu'il fasse silence ! Je veux être le SEUL à jouir d'une particule en semblable société. Pensez donc, si tout le monde avait sa petite particule à revendiquer, quelle valeur aurait celle-ci ? Une belle et digne chose se doit de demeurer rare pour avoir du prix. Je m'autoproclame exclusif porteur du signe de la noblesse ici. Le seul habilité à représenter l'aristocratie parmi vous, c'est moi. Et nul autre que moi. Je le déclare solennellement.

Si vous voulez jouir de mon estime Monsieur de la Châtelière, oubliez donc votre futile panache qui m'offense, et faites-vous appeler désormais, plus simplement, plus sobrement, "Castré" ou Monsieur "Châtré". Soyez humble, c'est l'apanage de la vraie noblesse. Abandonnez en ma présence cette trop visible marque de prestige, sinon vous me fâcherez. Montrez-vous grand Monsieur de la Châtelière : en respectant ma fierté et en devenant plus modeste. Les dieux vous en seront reconnaissants, tandis que vous ferez un heureux sur Terre.

Je vous salue, Monsieur le "Castré de la Particule".

P.S.

Au cas où par orgueil déplacé vous refuseriez de régler à l'amiable cette affaire selon mes exigences, ou bien pour quelque autre futile cause que ce soit vous émettriez des objections à cet honnête contrat proposé, sachez que je ne manquerai pas de vous faire entendre raison en employant des procédés certes moins tendres mais plus persuasifs, croyez-moi. Que le Ciel vous soit d'un heureux secours dans cette épreuve de modestie.

129 - Le prix d'une piètre naissance

Monsieur Dutour,

Une chose m'ennuie : je n'ai pas encore vu chez vous l'ombre d'une particule. Je vous avoue très ouvertement que votre nom trop bref m'importune, m'offense, m'afflige.

En effet, "Jean Dutour" ça n'est pas, que je sache, un nom à rallonge...

Je vous pose donc LA question : mais où donc est votre "de", je veux parler bien entendu de votre sainte particule ? Permettez-moi Monsieur de railler ici sans vergogne votre nom, et encore de le bafouer, de le mépriser, de le honnir, parce qu'il est à présent évident que vous êtes parfaitement dépourvu de cette indispensable particule qui confère tant d'avantages aux élus... La particule répand moult grâces sur la tête de ceux qui ont l'heur d'en posséder une. Or vous n'avez pas de particule, Monsieur Dutour. Hélas pour vous, vous ne pouvez donc que me déplaire.

Dans ces circonstances je me vois obligé de cesser tout commerce avec vous, que cela vous agrée ou vous chagrine. Souffrez une bonne fois pour toutes Monsieur Dutour que je ne puisse concevoir de rapports honnêtes avec un sans particule de votre espèce. Cela n'est pas seulement une question de bienséance en ce qui me concerne, c'est-à-dire essentiellement une question de respect de ma personne, mais c'est aussi et surtout une affaire de goût.

En effet, un noble comme moi, autrement dit un sang si pur, un coeur si valeureux, une âme si belle, ne saurait se frotter à la roture* de quelque manière que ce soit, sans se compromettre aux yeux des gens du monde et de ses chers voisins, tous de haute extraction il va sans dire...

Aussi je vous en prie, ne dites à personne que j'ai croisé la plume avec un représentant de la plèbe, avec un sans particule. Avec vous en un mot. Je vous dis donc adieu Monsieur le sans particule, en espérant que vous saurez m'oublier assez vite, de crainte de voir salir ma réputation à cause de vos éventuelles indiscrétions.

*J'entends par roture tout ce qui ne possède point de particule.

130 - Macabre baiser

Vous m'avez tué.

Mon cadavre étendu sur les dalles froides de la cathédrale s'est vidé de sa chaleur. La lame assassine gît non loin de mon corps. Mes yeux ouverts et inexpressifs fixent les voûtes plongées dans la pénombre. Il s'agit bien de mon cadavre. Ce sont bien mes yeux qui sont ouverts sur le néant, c'est bien mon sang qui tache mon flanc, c'est bien ma plaie qui bée. Vous m'avez tué.

Vous avez plongé la lame profondément dans mon corps, et mon coeur déchiré s'est tu pour toujours. Jamais plus il ne battra. Vous m'avez tué. Je suis mort. Je n'existe plus.

Que vous reste-t-il, meurtrière que vous êtes ? Que vous reste-t-il à aimer à présent que je suis mort, à présent que vous avez tué le cher objet de votre amour ?

Je vous ai tendu l'arme dans un ultime geste de provocation et vous avez été jusqu'au bout de votre logique. La lame du poignard a servi votre cause désespérée et me voilà mort. Jamais plus je ne vous dirai des mots d'amour. Il ne vous reste plus rien que des souvenirs.

Alors, criminelle impie, vous commettez l'odieux blasphème, au nom de l'amour. Vous vous approchez de mon corps, de mon cadavre, de ma dépouille, de ce macchabée déjà froid qui me ressemble tellement... Mes lèvres bleuies par le masque glacial de la MORT sont rigides. Vous approchez votre visage de mon visage de pierre. Pas un souffle ne sort de ma bouche. Vous approchez encore...

Vos lèvres chaudes effleurent mes lèvres mortes.

Puis imperceptiblement elles se referment sur ma bouche à jamais close. Vous venez de m'embrasser. Vous venez de voler un baiser à un mort, ce mort qui de son vivant n'avait jamais voulu vous accorder ce baiser.

Et j'emporte la caresse de vos lèvres dans la tombe.

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