61 - Demande d'aide à ma nièce âgée de onze ans
Mademoiselle,
J'en appelle à la puérile tendresse de votre cœur ingénu, ma nièce. Sauvez-moi d'un mauvais coup du sort, et je vous en rendrai mille et mille grâces. Figurez-vous qu'un méchant individu que j'ai osé provoquer en duel avec grand courage pour lui mieux apprendre à respecter mon art qu'il dénigrait, a eu l'audace de répondre à ma proposition de le défier à ce duel à l'épée...
Il veut se venger de ma témérité et de mon bel esprit, ce grand lâche ! Etant donné que j'ignore le maniement de ce dangereux instrument servant à redresser les torts (je manœuvre avec plus de dextérité le gourdin, le bâton ou le pistolet, mais toujours dans le dos pour plus d'efficacité et moins de péril pour ma personne), je vous propose ma chère nièce d'aller vous faire étriper à ma place. Vous n'êtes qu'une enfant, et qui de plus est une enfant du sexe faible. Autrement dit votre âme a bien peu de valeur comparée à la mienne. Votre vie ne vaut assurément pas la mienne. Allons ! Cela ne sera pas, je crois, un gros sacrifice pour vous que d'aller défendre mon honneur au prix de votre petite vie...
Si vous m'aimez ma nièce, ne refusez pas mon offre généreuse. Et flatteuse. Vous ferez un heureux sur terre, je vous assure, si vous acceptez de croiser le fer avec ce grand lâche qui veut m'occire, moi votre oncle ! De plus, et cela vaut la peine d'être relevé, il faut que vous sachiez bien ma nièce que je n'ai aucunement envie de trépasser dans d'atroces souffrances, percé de toutes parts par l'épée de ce méchant qui s'improvise justicier ! Pensez donc, moi votre oncle subir un tel supplice. Prenez plutôt ma place, chère enfant.
Vous conviendrez avec moi, j'en suis certain, l'avantage d'envoyer quelqu'un d'autre se faire transpercer pour moi. Ainsi je sortirai vivant de ce duel. Et cela sera bien mieux ainsi, n'êtes-vous point de mon avis ? Bien sûr vous êtes de tout cœur avec moi, alors acceptez de vous battre et de vous laisser massacrer en mon nom. Vous aurez mon infinie reconnaissance en échange de vos services, Mademoiselle.
D'ailleurs ce fat qui a osé répondre à mon défi, je suis sûr qu'il n'aura point de scrupule pour lever la main sur l'enfant innocente et fragile que vous êtes ! Cela sera assurément fort déshonorant pour lui, et j'aurai eu raison de vous envoyer vous battre à ma place, pour mieux me rendre compte de la lâcheté de ce faquin ! Il ne vaut pas la peine que je me déplace en personne pour lui, vraiment. Il vous massacrera dès le premier coup d'épée, cet assassin !
Ha ! Combien je regrette de ne pouvoir l'occire de ma main à coup de gourdin, cet apache ! Il aura fallu, pour votre infortune et la mienne, qu'il vît mon reflet dans un carreau et qu'il se retournât avant que j'aie eu le temps de lui briser les os comme un vulgaire lapin ! Ce malheureux concours de circonstances fait que vous voilà aujourd'hui envoyée à l'échafaud à ma place. Allons, courage ma nièce, il en va de l'honneur de votre oncle bien-aimé. Vous vous rendrez sur la place publique sise en la ville de mon assassin, afin que tous les témoins de ce duel jugent le degré de lâcheté de mon ennemi.
62 - Une enfant à éduquer
Mademoiselle ma nièce,
J'ai eu vent de vos espiègles amabilités. Toutefois je vous prierais de bien vouloir adopter un comportement qui soit plus de circonstance pour la prochaine fois. Je vous veux funèbre, austère, digne et sévère à l'évocation de ma sépulcrale personne. Souffrez que là soit mon bon gré.
Vous n'ignorez pas mes tourments Mademoiselle, à cause de la vilenie de ceux dont les noms n'ont que trop souvent résonné à vos puériles oreilles, lors de ma dernière visite chez vous. Réglez donc dès aujourd'hui les mouvements inconstants et par trop spontanés que votre jeune âge dicte à votre âme encore pauvre et infirme sur ceux, Ô combien plus élevés, riches et posés, des gens parvenus à saine maturité. Imitez-moi plutôt, sotte enfant que vous êtes, et veillez à ce que la joie sauvage et naturelle de votre petite âme n'importune point les sinistres idée qui m'habitent. Réprimez vos vains instincts d'insouciance, et chargez plutôt votre âme inconséquente avec le plomb quotidien des adultes congrus que nous sommes.
Mettez aux fers de la froide raison les élans ridicules de votre coeur imparfait (à dix ans, on n'est rien du tout Mademoiselle!), et psalmodiez plutôt avec moi le chant ténébreux, lugubre et cafardeux des morts. Louez à ma suite les personnages des vieux tableaux de ma cellule monacale, dont les mines sobres et graves, immuables, et recouvertes par la poussière silencieuse des ans, paraissent se lamenter sur le sort du monde.
Entendez-vous s'élever dans la nuit glacée le son caverneux de cette voix qui se lamente ? C'est le digne chant que j'adresse aux morts. A présent j'appartiens au peuple d'outre-tombe, puisque la joie s'est enfuie de mon coeur de chair. J'aime le roc, le froid et les reflets du marbre noir. Je suis une âme en peine, un croque mort, un fossoyeur, un oiseau de mauvais augure, et je croasse avec mes frères qui hantent les cimetières, je veux parler de ces noirs corbeaux à la voix rocailleuse. Suivez-moi sur ces chemins de carême Mademoiselle ma nièce, oubliez la joie inutile qui habite votre coeur décidément si vain. Revêtez la robe sombre des cloîtrées et retirez-vous de ce monde de cris, de rires, de couleurs et de lumières dans lequel vous vous agitez sans fruit. Choisissez d'ensevelir votre jeunesse dans l'ombre et le silence d'un couvent : c'est la suprême récompense des âmes vertueuses.
Vous avez offensé le bon goût en manifestant votre joie, votre innocence, votre nature légère. Vous savez que je n'aime pas les enfants, que je déteste les agitations festives, que j'abhorre les éclats de rires, surtout lorsqu'ils émanent de créatures telles que vous : puériles, indignes, parasitaires. Vous auriez dû être plus en phase avec mon tempérament taciturne pour me mieux toucher. Ce langage trop joyeux que vous avez choisi pour me parler ne me sied pas, sachez-le. Je crains que vos juvéniles prétentions au bonheur ne m'aient contaminé. Je tremble de devenir joyeux, Mademoiselle. La joie est source d'indignité. Seules la tristesse, l'austérité, la rigueur sont dignes de l'Homme et n'offensent point le Ciel. Homo est magnum, Mademoiselle. Mettez-vous bien ça dans la tête. Pueril est "Nada". Je vous dirai encore : digne et noble "perinde ac cadaver".
Méditez bien là-dessus Mademoiselle. Nous nous reverrons ensuite, et je gage que vous aurez bien vite perdu votre sourire !
Vous avez tort de croire que je demeure toujours sous le toit séculaire de la "Targerie" en compagnie des infortunées araignées. D'une part je ne suis plus à la "Targerie. D'autre part, sachez que la suie accumulée durant cinquante années et plus à la "Targerie", a chassé depuis belle lurette les monstres arachnides qui semblent tant épouvanter les gamines de votre espèce.
Je raille vos joies infantiles. Vous n'êtes qu'une infirme du coeur. Vous ne savez point aimer Mademoiselle. Vous n'avez qu'une dizaine d'ans, ne l'oubliez pas. Cela n'est rien du tout, ou si peu de chose... Les enfants sont incapables d'amour. L'espèce puérile est une espèce inférieure tout juste bonne à être conduite au bâton, comme on fait avec les ânes. Ah ! Vous dirais-je Mademoiselle de quelle manière j'aimerais que soient éduquées les créatures de votre espèce, je veux parler de ces germes d'humains que sont les enfants, ces morveux et morveuses qui ne cessent de m'importuner dans mes méditations de grande personne !
Allez, recueillez-vous, méditez, faites pénitence et pleurez sur l'infortune du monde. Je m'en retourne à mon caveau qui me tient d'alcôve, puisque la joie est définitivement partie de mon coeur.
Votre parent.
63 - Un mariage arrangé pour ma nièce
Mademoiselle,
Soyez heureuse, car demain vous serez riche d'un hyménée de choix. En effet, nous avons trouvé pour vous un excellent parti. Les noces auront lieu au manoir de votre futur époux, j'ai nommé Monsieur de la Roche-Maillard. Un élément de la meilleure noblesse.
Ce digne et sage homme n'a plus d'âge, et il porte la canne avec grande et noble prestance. Il vous donnera, je l'espère malgré son grand âge, quelques aimables héritiers. Vous serez séduite, je crois, par une petite singularité, un petit rien, quelque chose qui précisément apporte un certain charme à sa personne : c'est la bosse qu'il porte sur le dos. Son panache en quelque sorte. Il en est particulièrement fier. Et vous tâcherez d'être digne de cet objet de gloire.
Certes vous trouverez sans doute quelque reproche à faire à son aspect physique. Car enfin je présage que ses traits vous déplairont, vous êtes si jeune et votre jugement est si léger, si vain. Vous me rétorquerez certainement que cet homme n'a point les charmes de votre ami Pierre, celui que vous semblez aimer en secret (oubliez-le plutôt, vous ferez mieux, je vous assure !). Il n'a point ces charmes juvéniles qui trouvent grâce à vos yeux, c'est vrai. Et pour être honnête avec vous Mademoiselle, je dirais même que cet homme est laid, fort laid. Mais il faut vous dire, et vous me trouverez encore honnête avec vous ici, que cet homme est riche, fort riche.
De plus Monsieur de la Roche-Maillard est un noble vieillard plein de sagesse : son or n'a point été dilapidé sans fruit dans des fêtes et des ripailles, comme le font les jeunes inconséquents qui ont l'âge de votre ami Pierre (lequel n'a pas même un début de fortune.).
Malgré son immense fortune Monsieur de la Roche-Maillard est sobre, voire avaricieux. Et c'est là une grande qualité. De fait vous n'aurez point souvent l'occasion de danser en sa compagnie. Votre toilette demeurera sobre et austère, par souci d'économie. Vous serez à la fois sa servante et la maîtresse de maison. Vous vous occuperez des chevaux vous-même, étant donné la fragilité de sa santé. Cet homme est de grand âge, je vous le rappelle.
Bref, en tout lieu et toute occasion vous porterez avec fierté, sévérité et reconnaissance son nom.
Demain l'on vous appellera Madame de la Roche-Maillard. J'attends vos mercis en retour à cette bonne nouvelle. Au revoir, Mademoiselle.
64 - Vieux, laid, bossu, vicieux, vérolé, mais riche
Ma nièce,
J'ai reçu avec tiédeur vos marques de respect familial à mon égard lors de mon séjour chez vos parents. Désormais, j'entends que vous manifestiez plus d'austérité, de rigueur, voire une froideur de bon aloi lorsque vous serez en représentation à mes côtés. Je ne saurais accepter plus longuement ces espèces de familiarités dont vous semblez avoir recours pour me mieux saluer, et par la même occasion me mal rendre hommage.
Ca n'est pas là une façon estimable de saluer un parent qui vient vous rendre visite, impertinente demoiselle ! Lors de notre prochaine entrevue vous vous empresserez de baisser le front et vous contiendrez avec dignité. Vous me ferez une cérémonieuse salutation, les yeux pieusement baissés vers mes pieds. En toutes circonstances vous manifesterez un absolu respect à l'endroit de ma personne. Vous serez recueillie, discrète, docile et pudique en ma présence. J'exigerai de vous un parfait silence, une fois achevées les politesses d'usage.
Vous vous effacerez avec humilité lorsque je m'entretiendrai avec vos parents sur le sort prochain que nous avons choisi pour vous. Vous vaquerez à de saines et chastes occupations telles que la prière, l'aumône, l'étude ou bien la pénitence, ou que sais-je encore ? Bref, vous vous ferez oublier le temps que l'on statue sur votre destinée.
A ce titre je me dois de vous mettre déjà dans la confidence, mademoiselle. Nous avons pour vous trouvé un bon parti. Un vieil homme de bonne famille. Il vous faudra vous occuper de sa santé chancelante. C'est, en effet, un vieillard impotent. Certes il n'offre pas l'apparence de la beauté et de la jeunesse, mais si la verdeur l'a quitté depuis bien des lustres, il n'en a pas moins gagné en expérience et sagesse. Il vous apprendra mieux la vie qu' un godelureau sans cervelle. Il porte avec noblesse, et non sans une certaine élégance, une jolie bosse sur le dos. Il a du charisme ce vieil homme, à n'en point douter. Remerciez donc le Ciel mademoiselle car vous avez de la chance. Beaucoup de chance. Ce noble vieillard tousse un peu, et il tousse gras. C'est normal vu son grand âge, et vous le lui pardonnerez de bon cœur. Il a quelques petits vices dit-on. Rien de bien criminel : il a un faible pour le tabac (il prise fort), le manger (la bouillie et les caramels mous sont ses mets favoris) et la compagnie des enfants de votre espèce. Douces et innocentes passions du vieil âge, à la vérité !
Quelques mauvaises langues prétendent que cet homme est laid, boiteux, syphilitique, vérolé et que sa bosse a poussé sur le fumier de ses vices.
Il boîte, je vous l'accorde volontiers. Il est laid ? Peut-être bien. Mais pour le reste... Mensonges de jeunes vierges jalouses ne n'avoir point été choisies par ce charmant Monsieur ! Une chose encore, la plus importante de toutes : cet homme est riche.
Très riche.
Comme vous serez heureuse sous son autorité matrimoniale ! Remerciez vos parents et moi-même de vous avoir trouvé si flatteur parti.
Les noces auront lieu dès que vous serez réglée.
P.S.
Oubliez donc dès aujourd'hui votre ami Pierre, celui que vous aimez en secret mais qui n'a point de fortune.
65 - Un amour de vieillard
Ma nièce,
Chose curieuse, vous appartenez à l'espèce haïssable des gens puérils et cependant vous inspirez à Monsieur de la Roche-Maillard de bien doux émois, de sincères transports. N'importe ! C'est son affaire. Et ma foi s'il aime, ce noble vieillard, la compagnie des niaises de votre genre, ça le regarde. Sachez surtout qu'il offre à Monsieur et Madame vos parents une belle dot si vous consentez à lui présenter votre main. Aussi je ne saurais trop vous recommander la plus parfaite soumission en cette heure solennelle. Il en va de la fortune de vos proches.
Je ne doute pas un instant de votre sens de l'honneur, Mademoiselle ma nièce, et en ces circonstances plus qu'en toutes autres, je sais que vous ne dérogerez ni au devoir ni à l'amour. Monsieur de la Roche-Maillard vous porte une indéfectible amitié, et je vous préviens qu'en aucune manière vous ne devez le décevoir : la dot s'élève à plus de mille écus.
Vous savez que nous ne voulons que votre bonheur, Mademoiselle, et rien que votre bonheur. Nous connaissons tous vos vertus, vos qualités, vos avantages, et Monsieur de la Roche-Maillard les connaît également. Aussi je vous exhorte à nous prouver votre docilité, votre honnêteté, votre amour filial. D'ailleurs comment une jeune fille intelligente comme vous pourrait se rebeller devant un sort si enviable ? Quelle chance vous avez là ! Monsieur de la Roche-Maillard a non seulement le bel âge de l'expérience et de la sagesse, mais encore celui de toutes les saines paresses : avec cet époux exemplaire vous ne risquerez ni de vous aventurer à confectionner d'improbables mets sophistiqués, vu qu'il est édenté et qu'il ne supporte que la bouillie, ni à vous affairer le matin à sa toilette, vu qu'il est parfaitement chauve.
Vous aurez seulement à l'aider, de temps à autre, à se nettoyer le séant. Il faut vous dire que ce brave homme si peu valide mais si aimant souffre non seulement d'incontinences, mais également de coliques. Mais ne sont-ce point là d'innocents et naturels effets du noble âge ? Ce sont même des choses charmantes, à y bien regarder. En effet, avec ses quotidiennes bouillies, sa totale calvitie et ses oublis intempestifs, vous aurez l'impression de vous occuper d'un nouveau-né. Et comme cet aimable vieillard n'a pas les moyens d'engendrer le moindre fruit, vous trouverez là une avantageuse consolation de n'avoir point d'enfant.
Etes-vous heureuse, ma nièce ? Vous pleurerez de joie, j'en suis sûr, à la lecture de ces mots. Remerciez donc votre bonne étoile Mademoiselle. Vous donnerez donc dès ce soir votre accord à ce prétendant, et demain vous comblerez enfin vos parents : ils seront fiers, honorés, heureux pour vous.
Et riches.
66 - Éloge et défense de la laideur
Voici, fidèlement rapportés par mon imagination, quelques propos échangés entre une femme laide et son amant.
- Je me sais laide, et cette laideur est une offense à l'amour. Vous ne pouvez m'aimer. Votre regard doux sur moi me rend honteuse. Votre tendresse a quelque chose de malsain. Il n'est pas séant que vous vous fassiez l'amant de la laideur. Vous choquez la morale, l'honnêteté, le ciel et tous ses anges. Vous me faites rougir, et j'ai envie de pleurer. Je suis laide, je le sais, vous le savez, et c'est un crime de m'aimer ainsi que vous le faites. Le monde est plein de filles jolies qui ne demandent qu'à être chantées, louées, honorées selon les lois ordinaires de l'amour, ne perdez donc pas votre temps et votre jeunesse avec celles qui, comme moi, ne méritent de recevoir aucune fleur de la Terre. Je suis laide, laide, laide, et je vous vous interdis de m'aimer ! Cet amour que vous m'avouez m'est une douleur, une peine, non un bien. Ne m'aimez pas, laissez-moi en paix, seule avec ma laideur comme avant, seule comme je l'ai toujours été. Voilà mon sort, ma juste condition, la volonté du ciel et des hommes. Ne troublez pas l'ordre naturel des choses. Vous faites mal, lors même que vous croyez bien faire.
- Vous êtes laide et je vous aime. En esthète j'admire vos traits ingrats. Mon coeur a choisi pour battre, enfin, le paysage austère de votre physionomie. Lassé des molles merveilles qui ont fini par émousser sa sensibilité, il a élu votre tête déchue qui pleure aujourd'hui de se savoir aimée. Il s'est soudainement ému pour votre front sans éclat qui n'est qu'un désert de pierres, de roc, de cailloux. Et ce désert a séché votre regard, durci vos lèvres, tari vos sourires : votre face est un mets bien amer, mais c'est pour moi un miel nouveau. Je goûte comme un Christ au vin âpre de la misère, et une étrange ivresse me gagne. Votre détresse est une croix qu'il m'est doux de porter. Votre disgrâce a aussi la saveur de la brume, la dureté des glaces, la sévérité du gel. Votre visage est pareil à une montagne rude et magnifique, froide et chaste, lointaine et silencieuse : je le contemple et je m'élève.
- Vous êtes fou. Ma pauvre couronne ne mérite pas d'être si bien servie. Je ne suis que la reine des servantes, la princesse de la poussière, l'aimée des cailloux. Mon pouvoir ne s'étend point au-delà des ronces et des orties qui m'entourent. Je me sais si laide que je n'accepte de compliments que de la part des pierres. Elles sont muettes et leur éloquence me va toujours droit au cœur. Je sais qu'elles disent vrai. Tandis que vous, vous me dites des choses que je ne puis croire. Vous mentez. Allez plutôt rejoindre vos jolies donzelles, au moins elles vous croiront quand vous leur chanterez leurs grâces si sûres. Vous ne mentirez pas lorsque vous leur tiendrez galant discours. Je suis laide, oubliez-moi.
- Vous êtes laide, et vos traits rendent votre coeur humble, fragile, sensible. Vous le briser est chose si aisée qu'il me faut prendre mille précautions pour le manier, de crainte de le blesser sans le vouloir. Vos sœurs plus jolies sont armées de cuirasses, et je n'ai pas besoin de tant de manières pour les convaincre de servir la cause amoureuse : vite conquises, elles ne laissent pas le temps au cœur de s'épancher comme il le faudrait. Sur quelques accords de musique, sur quelques pas de danse l'affaire est entendue. Et la chose est si commune à leurs yeux, que l'hyménée qui s'ensuit est vidé d'émoi. Pour ces filles jolies l'amour est une chose bien banale. On les séduit sans manière, sans dentelle ni beaux discours. On les aime avec des piètres sentiments qui s'évanouissent dès l'aube. Ce ne sont que des étoiles filantes. Elles ont l'éclat de la beauté, mais de racines point. Leur beauté leur confère une futilité toute particulière. Et s'il est vrai que les attraits ostensibles d'une vierge facile sont toujours flatteurs pour l'heureux amant qui les conquiert, il est également vrai que les fleurs les plus belles paraissent aussi les plus superficielles. Sachez donc que la vanité sied mieux à la beauté plutôt qu'à la modestie.
- Ainsi je trouve grâce à vos yeux aujourd'hui, parce que je n'ai pas l'heur d'être de cette race des beautés radieuses que vantent tellement les hommes de votre espèce, ordinairement. Je veux bien croire à la ferveur de votre prière, au singulier émoi de votre cœur, puisque vous voulez tant que j'en sois convaincue. Je ne sais pourtant si votre galante dévotion est une insulte ou un réel éloge. A moins que cela ne soit que pure folie, mon ami.
- Croyez plutôt en la sincérité, l'honnêteté, l'humilité de mon cœur aimant. Et oubliez donc au nom de cet amour -si particulier j'en conviens- les rigueurs de la simple raison. Je vous aime ainsi que vous êtes, parce que vous êtes ainsi.
67 - Une lettre odieuse mais sincère
Mademoiselle,
Soit. Vous n'êtes donc point capable d'aimer dans la clarté d'un coeur habité par l’innocence. Il vous faut intriguer méchamment pour satisfaire votre besoin de déplaire. Comme si votre physique peu flatteur n'y pouvait pas suffire à lui seul, il vous faut encore jouer les acariâtres rosières pour me mieux souffleter… Apprenez, triste pucelle, que votre première gifle reçue fut celle de votre mine sinistre, le jour où elle m'apparut sous la lumière crue de la vérité. Magistrale et sans appel, cette gifle-là résonne durablement. J'en porte les stigmates : votre nom me fait horreur. Il me fait songer à la négation de l'amour et à la misère qui s'y rapporte.
Je ne vous aime pas Mademoiselle. Je me gausse de vous, je ris de votre infortune qui ne me rappelle que trop ma félicité. Oui, je me moque. Je foule d'un pied hautain votre coeur misérable de fille misérable. Je crache avec dédain sur votre front d'amante déchue qui n'a pas eu l'heur de me plaire, moi qui ne cherche en vérité que l'assouvissement de mes instincts de débauché. Vous aviez cru à la tendresse de mon cœur en votre direction, Mademoiselle. Détrompez-vous dès aujourd'hui : je ne convoitais que votre pauvre hymen, n'étais en quête que d'un vil, passager émoi charnel. Je ne cherchais qu'une sombre ivresse entre vos flancs. Accessoirement, à défaut d'accéder à votre alcôve, avec calcul j'ai cherché à atteindre votre âme de vierge à travers mes lettres d'amour. Pour déflorer votre coeur, par dépit de n'avoir pas pu déchirer votre hymen.
Je ne vous aime pas. Vous n'êtes qu'une pauvre dupe, un jouet entre mes mains, une poupée de chiffon malléable, un pantin que je puis casser selon mon gré. Souffrez donc tout votre soûl, pitoyable chose que vous êtes ! Je ne serai pas là pour récolter vos sanglots stériles.
68 - Mon identité poétique
Sous les scintillements de la nuit constellée d'étoiles, je caracole sur ma cavale. La neige soulevée par les sabots de l'animal tourbillonne dans son sillage, entraînée par le vent. La poudre fine projetée en l'air m'enveloppe en formant tout autour de moi des myriades d'éclats argentés et semble se confondre avec les poussières célestes qui luisent au-dessus la sainte et éternelle Russie.
Je suis le fils de la toundra, l'enfant des neiges, l'héritier des plaines glacées, le chantre des pays d'hiver, le passager des terres gelées. Je n'ai pas vraiment de nom. Je suis l'originel Cosaque. Depuis des siècles je sillonne les étendues sans fin d'un monde d'écume et de solitude, ainsi qu'un immortel cavalier. Je suis le reflet incarné des impérissables légendes, le danseur des blancs espaces, et c'est pourquoi je ne puis mourir. Heureux, j'erre à n'en plus finir dans cet univers immaculé, franchissant lacs gelés, traversant forêts, parcourant steppes à la poursuite de l'horizon, toujours en quête de chevauchées fantastiques, ivre de vent, de neige et d'étoiles.
Chaque nuit ma monture m'emporte vers les neiges lointaines inconnues des hommes. Je n'ai pas d'autre but, d'autre joie, d'autre destin que de chevaucher dans les immensités silencieuses et gelées. Astre fabuleux des paysages givrés, je ne mange pas, ne bois pas, ne dors jamais et suis plus vivant qu'un prince. Je puise mes forces dans la contemplation des grands froids.
Je suis l'Ange de la Russie.
69 - Torpeur cadavérique
Je n'entendrai pas sonner le glas. Et pour cause : c'est pour moi qu'il résonnera dans la campagne affligée, par une triste journée de pluie. Vous serez là, recueillie auprès de ma dépouille déposée dans l'humble église. Un cierge brûlera à ma droite. L'odeur d'encens embaumera les lieux. Vos larmes claires se répandront au bord du linceul tandis que la fumée s'élèvera dans la fraîcheur de l'édifice. Le silence sera la musique mortuaire de ce deuil et votre chagrin, infini mais pudique, sera l'hymne que vous me dédierez.
Mon corps étendu narguera votre inutile amour. Cet amour impuissant à me faire revenir à la vie. Mon visage émacié par le masque étrangement serein de la Mort interrogera les fresques décrépites et sans valeur du plafond de l'église. Vous serez là, questionnant en vain ce cadavre glacé, pétrifié. Vous me prendrez la main, et vous étonnerez qu'elle soit froide dans votre main chaude. Elle demeurera sans réponse à votre étreinte, si peu accoutumée que vous serez à l'idée de la mort, de MA mort...
Oui, ce sera mon corps, mon cadavre, ma dépouille. Je serai là, gisant. Sans me plaindre, sans révolte, sans peur, sans plus de haine ni d'amour. Vous chercherez à comprendre, mais il n'y aura rien à comprendre. Rien que le fait de ma mort. Je serai effectivement mort, bel et bien mort. Aussi mort que le sont les pierres, les tombes et les ruines. Vous pourrez pleurer, prier, défier le Ciel et tous ses anges, rien n'y pourra faire : mon corps s'en ira en poussière et nul ne le verra plus jamais. Il sera déjà sur le chemin d'un irréversible anéantissement.
En signe d'adieu, vous passerez vos doigts contre mon visage de pierre. Il demeurera impassible, indifférent à votre caresse. Mort. Je serai mort, mon cadavre en sera la preuve. Je serai dans le même état que les statues de plâtre peintes de cette modeste église de campagne. Inerte comme un objet, comme un caillou, comme du sable anonyme. Sans vie, sans nom, sans chaleur.
Le cierge continuera à brûler en silence dans l'église devenue sombre vers le soir. Dehors la pluie de mars, triste, lente, lancinante, tombera d'un ciel plombé. Nulle âme ne s'attardera dans les rues en ce jour de deuil, en cette saison de mort. Vous serez seule dans l'église avec cette chose vidée de vie. Parfois le cierge jettera de pâles lueurs contre mon visage endormi, et ces reflets de flamme lui donneront l'illusion d'être en vie.
Vous vous attarderez un peu sur ces éclairs dérisoires, cherchant un réconfort, un signe, un sens, une explication. Mais la flamme mouvante du cierge continuera à brûler en vain et son humble clarté, dénuée de sens, glissera sur mon visage avant d'aller s'accrocher ailleurs.
Vous finirez par comprendre que je suis réellement mort. Vous sortirez de l'église, un cercueil dans l'âme. Vous vous retrouverez seule dehors sous une pluie maussade. Et je ne serai plus là pour vous aimer. Je ne serais plus avec vous. Plus jamais. Et vous serez seule, seule. Et vous me chercherez. Et vous ne me trouverez pas. Jamais. Parce que je serai mort. Mort. Mort. Définitivement. A tout jamais.
70 - Pauvre mais belle
Vous êtes belle lorsque sur votre visage souffle le vent, qu'il déclot vos lèvres, fait trembler vos cils et agite vos frisures, comme s'il était votre amant, fou et caressant. Vous êtes belle à mes yeux, vous la dédaignée des riches, des citadins et des cœurs sédentaires. Vous avez la chevelure italienne, le regard ombreux et la bouche tentatrice. Vous êtes née de la terre, avec l'éclat du marbre sur la peau, la senteur des bois dans les cheveux, la pluie sur le front et un peu d'or dans le cœur. Et si vos pieds sont nus, c'est que votre pas demeure libre, sans attache. Libre comme vous, fille des nuages, enfant du soleil, fleur nomade.
Je ne rougis point de votre habit déchiré, ni de vos chevilles cendreuses, ni de votre coiffure de broussaille qui se délie sous la brise, et qui met tant de grâce sur vos traits insouciants... On vous appelle va-nu-pieds, voleuse ou bien souillon.
Pourtant vous avez la beauté naturelle de l'ange. Vous chantez de chemin en chemin, le cœur aussi léger que l'air, et dites la bonne aventure avec plein d'ingénuité dans l’œil, un sourire d'enfant sur les lèvres. Vous êtes l'Esméralda incarnée : danseuse vagabonde, créature errante, ballerine sans semelle, cavalière des pavés. Vous êtes liberté, danse, poussière, cheveux fous, chants lancés aux nues, airs perdus dans l'azur et rires emportés par le vent. Eternel baladin, vous êtes l'enfant de la Bohème.
Vous êtes passée, et je n'ai jamais pu vous oublier.
Mademoiselle,
J'en appelle à la puérile tendresse de votre cœur ingénu, ma nièce. Sauvez-moi d'un mauvais coup du sort, et je vous en rendrai mille et mille grâces. Figurez-vous qu'un méchant individu que j'ai osé provoquer en duel avec grand courage pour lui mieux apprendre à respecter mon art qu'il dénigrait, a eu l'audace de répondre à ma proposition de le défier à ce duel à l'épée...
Il veut se venger de ma témérité et de mon bel esprit, ce grand lâche ! Etant donné que j'ignore le maniement de ce dangereux instrument servant à redresser les torts (je manœuvre avec plus de dextérité le gourdin, le bâton ou le pistolet, mais toujours dans le dos pour plus d'efficacité et moins de péril pour ma personne), je vous propose ma chère nièce d'aller vous faire étriper à ma place. Vous n'êtes qu'une enfant, et qui de plus est une enfant du sexe faible. Autrement dit votre âme a bien peu de valeur comparée à la mienne. Votre vie ne vaut assurément pas la mienne. Allons ! Cela ne sera pas, je crois, un gros sacrifice pour vous que d'aller défendre mon honneur au prix de votre petite vie...
Si vous m'aimez ma nièce, ne refusez pas mon offre généreuse. Et flatteuse. Vous ferez un heureux sur terre, je vous assure, si vous acceptez de croiser le fer avec ce grand lâche qui veut m'occire, moi votre oncle ! De plus, et cela vaut la peine d'être relevé, il faut que vous sachiez bien ma nièce que je n'ai aucunement envie de trépasser dans d'atroces souffrances, percé de toutes parts par l'épée de ce méchant qui s'improvise justicier ! Pensez donc, moi votre oncle subir un tel supplice. Prenez plutôt ma place, chère enfant.
Vous conviendrez avec moi, j'en suis certain, l'avantage d'envoyer quelqu'un d'autre se faire transpercer pour moi. Ainsi je sortirai vivant de ce duel. Et cela sera bien mieux ainsi, n'êtes-vous point de mon avis ? Bien sûr vous êtes de tout cœur avec moi, alors acceptez de vous battre et de vous laisser massacrer en mon nom. Vous aurez mon infinie reconnaissance en échange de vos services, Mademoiselle.
D'ailleurs ce fat qui a osé répondre à mon défi, je suis sûr qu'il n'aura point de scrupule pour lever la main sur l'enfant innocente et fragile que vous êtes ! Cela sera assurément fort déshonorant pour lui, et j'aurai eu raison de vous envoyer vous battre à ma place, pour mieux me rendre compte de la lâcheté de ce faquin ! Il ne vaut pas la peine que je me déplace en personne pour lui, vraiment. Il vous massacrera dès le premier coup d'épée, cet assassin !
Ha ! Combien je regrette de ne pouvoir l'occire de ma main à coup de gourdin, cet apache ! Il aura fallu, pour votre infortune et la mienne, qu'il vît mon reflet dans un carreau et qu'il se retournât avant que j'aie eu le temps de lui briser les os comme un vulgaire lapin ! Ce malheureux concours de circonstances fait que vous voilà aujourd'hui envoyée à l'échafaud à ma place. Allons, courage ma nièce, il en va de l'honneur de votre oncle bien-aimé. Vous vous rendrez sur la place publique sise en la ville de mon assassin, afin que tous les témoins de ce duel jugent le degré de lâcheté de mon ennemi.
62 - Une enfant à éduquer
Mademoiselle ma nièce,
J'ai eu vent de vos espiègles amabilités. Toutefois je vous prierais de bien vouloir adopter un comportement qui soit plus de circonstance pour la prochaine fois. Je vous veux funèbre, austère, digne et sévère à l'évocation de ma sépulcrale personne. Souffrez que là soit mon bon gré.
Vous n'ignorez pas mes tourments Mademoiselle, à cause de la vilenie de ceux dont les noms n'ont que trop souvent résonné à vos puériles oreilles, lors de ma dernière visite chez vous. Réglez donc dès aujourd'hui les mouvements inconstants et par trop spontanés que votre jeune âge dicte à votre âme encore pauvre et infirme sur ceux, Ô combien plus élevés, riches et posés, des gens parvenus à saine maturité. Imitez-moi plutôt, sotte enfant que vous êtes, et veillez à ce que la joie sauvage et naturelle de votre petite âme n'importune point les sinistres idée qui m'habitent. Réprimez vos vains instincts d'insouciance, et chargez plutôt votre âme inconséquente avec le plomb quotidien des adultes congrus que nous sommes.
Mettez aux fers de la froide raison les élans ridicules de votre coeur imparfait (à dix ans, on n'est rien du tout Mademoiselle!), et psalmodiez plutôt avec moi le chant ténébreux, lugubre et cafardeux des morts. Louez à ma suite les personnages des vieux tableaux de ma cellule monacale, dont les mines sobres et graves, immuables, et recouvertes par la poussière silencieuse des ans, paraissent se lamenter sur le sort du monde.
Entendez-vous s'élever dans la nuit glacée le son caverneux de cette voix qui se lamente ? C'est le digne chant que j'adresse aux morts. A présent j'appartiens au peuple d'outre-tombe, puisque la joie s'est enfuie de mon coeur de chair. J'aime le roc, le froid et les reflets du marbre noir. Je suis une âme en peine, un croque mort, un fossoyeur, un oiseau de mauvais augure, et je croasse avec mes frères qui hantent les cimetières, je veux parler de ces noirs corbeaux à la voix rocailleuse. Suivez-moi sur ces chemins de carême Mademoiselle ma nièce, oubliez la joie inutile qui habite votre coeur décidément si vain. Revêtez la robe sombre des cloîtrées et retirez-vous de ce monde de cris, de rires, de couleurs et de lumières dans lequel vous vous agitez sans fruit. Choisissez d'ensevelir votre jeunesse dans l'ombre et le silence d'un couvent : c'est la suprême récompense des âmes vertueuses.
Vous avez offensé le bon goût en manifestant votre joie, votre innocence, votre nature légère. Vous savez que je n'aime pas les enfants, que je déteste les agitations festives, que j'abhorre les éclats de rires, surtout lorsqu'ils émanent de créatures telles que vous : puériles, indignes, parasitaires. Vous auriez dû être plus en phase avec mon tempérament taciturne pour me mieux toucher. Ce langage trop joyeux que vous avez choisi pour me parler ne me sied pas, sachez-le. Je crains que vos juvéniles prétentions au bonheur ne m'aient contaminé. Je tremble de devenir joyeux, Mademoiselle. La joie est source d'indignité. Seules la tristesse, l'austérité, la rigueur sont dignes de l'Homme et n'offensent point le Ciel. Homo est magnum, Mademoiselle. Mettez-vous bien ça dans la tête. Pueril est "Nada". Je vous dirai encore : digne et noble "perinde ac cadaver".
Méditez bien là-dessus Mademoiselle. Nous nous reverrons ensuite, et je gage que vous aurez bien vite perdu votre sourire !
Vous avez tort de croire que je demeure toujours sous le toit séculaire de la "Targerie" en compagnie des infortunées araignées. D'une part je ne suis plus à la "Targerie. D'autre part, sachez que la suie accumulée durant cinquante années et plus à la "Targerie", a chassé depuis belle lurette les monstres arachnides qui semblent tant épouvanter les gamines de votre espèce.
Je raille vos joies infantiles. Vous n'êtes qu'une infirme du coeur. Vous ne savez point aimer Mademoiselle. Vous n'avez qu'une dizaine d'ans, ne l'oubliez pas. Cela n'est rien du tout, ou si peu de chose... Les enfants sont incapables d'amour. L'espèce puérile est une espèce inférieure tout juste bonne à être conduite au bâton, comme on fait avec les ânes. Ah ! Vous dirais-je Mademoiselle de quelle manière j'aimerais que soient éduquées les créatures de votre espèce, je veux parler de ces germes d'humains que sont les enfants, ces morveux et morveuses qui ne cessent de m'importuner dans mes méditations de grande personne !
Allez, recueillez-vous, méditez, faites pénitence et pleurez sur l'infortune du monde. Je m'en retourne à mon caveau qui me tient d'alcôve, puisque la joie est définitivement partie de mon coeur.
Votre parent.
63 - Un mariage arrangé pour ma nièce
Mademoiselle,
Soyez heureuse, car demain vous serez riche d'un hyménée de choix. En effet, nous avons trouvé pour vous un excellent parti. Les noces auront lieu au manoir de votre futur époux, j'ai nommé Monsieur de la Roche-Maillard. Un élément de la meilleure noblesse.
Ce digne et sage homme n'a plus d'âge, et il porte la canne avec grande et noble prestance. Il vous donnera, je l'espère malgré son grand âge, quelques aimables héritiers. Vous serez séduite, je crois, par une petite singularité, un petit rien, quelque chose qui précisément apporte un certain charme à sa personne : c'est la bosse qu'il porte sur le dos. Son panache en quelque sorte. Il en est particulièrement fier. Et vous tâcherez d'être digne de cet objet de gloire.
Certes vous trouverez sans doute quelque reproche à faire à son aspect physique. Car enfin je présage que ses traits vous déplairont, vous êtes si jeune et votre jugement est si léger, si vain. Vous me rétorquerez certainement que cet homme n'a point les charmes de votre ami Pierre, celui que vous semblez aimer en secret (oubliez-le plutôt, vous ferez mieux, je vous assure !). Il n'a point ces charmes juvéniles qui trouvent grâce à vos yeux, c'est vrai. Et pour être honnête avec vous Mademoiselle, je dirais même que cet homme est laid, fort laid. Mais il faut vous dire, et vous me trouverez encore honnête avec vous ici, que cet homme est riche, fort riche.
De plus Monsieur de la Roche-Maillard est un noble vieillard plein de sagesse : son or n'a point été dilapidé sans fruit dans des fêtes et des ripailles, comme le font les jeunes inconséquents qui ont l'âge de votre ami Pierre (lequel n'a pas même un début de fortune.).
Malgré son immense fortune Monsieur de la Roche-Maillard est sobre, voire avaricieux. Et c'est là une grande qualité. De fait vous n'aurez point souvent l'occasion de danser en sa compagnie. Votre toilette demeurera sobre et austère, par souci d'économie. Vous serez à la fois sa servante et la maîtresse de maison. Vous vous occuperez des chevaux vous-même, étant donné la fragilité de sa santé. Cet homme est de grand âge, je vous le rappelle.
Bref, en tout lieu et toute occasion vous porterez avec fierté, sévérité et reconnaissance son nom.
Demain l'on vous appellera Madame de la Roche-Maillard. J'attends vos mercis en retour à cette bonne nouvelle. Au revoir, Mademoiselle.
64 - Vieux, laid, bossu, vicieux, vérolé, mais riche
Ma nièce,
J'ai reçu avec tiédeur vos marques de respect familial à mon égard lors de mon séjour chez vos parents. Désormais, j'entends que vous manifestiez plus d'austérité, de rigueur, voire une froideur de bon aloi lorsque vous serez en représentation à mes côtés. Je ne saurais accepter plus longuement ces espèces de familiarités dont vous semblez avoir recours pour me mieux saluer, et par la même occasion me mal rendre hommage.
Ca n'est pas là une façon estimable de saluer un parent qui vient vous rendre visite, impertinente demoiselle ! Lors de notre prochaine entrevue vous vous empresserez de baisser le front et vous contiendrez avec dignité. Vous me ferez une cérémonieuse salutation, les yeux pieusement baissés vers mes pieds. En toutes circonstances vous manifesterez un absolu respect à l'endroit de ma personne. Vous serez recueillie, discrète, docile et pudique en ma présence. J'exigerai de vous un parfait silence, une fois achevées les politesses d'usage.
Vous vous effacerez avec humilité lorsque je m'entretiendrai avec vos parents sur le sort prochain que nous avons choisi pour vous. Vous vaquerez à de saines et chastes occupations telles que la prière, l'aumône, l'étude ou bien la pénitence, ou que sais-je encore ? Bref, vous vous ferez oublier le temps que l'on statue sur votre destinée.
A ce titre je me dois de vous mettre déjà dans la confidence, mademoiselle. Nous avons pour vous trouvé un bon parti. Un vieil homme de bonne famille. Il vous faudra vous occuper de sa santé chancelante. C'est, en effet, un vieillard impotent. Certes il n'offre pas l'apparence de la beauté et de la jeunesse, mais si la verdeur l'a quitté depuis bien des lustres, il n'en a pas moins gagné en expérience et sagesse. Il vous apprendra mieux la vie qu' un godelureau sans cervelle. Il porte avec noblesse, et non sans une certaine élégance, une jolie bosse sur le dos. Il a du charisme ce vieil homme, à n'en point douter. Remerciez donc le Ciel mademoiselle car vous avez de la chance. Beaucoup de chance. Ce noble vieillard tousse un peu, et il tousse gras. C'est normal vu son grand âge, et vous le lui pardonnerez de bon cœur. Il a quelques petits vices dit-on. Rien de bien criminel : il a un faible pour le tabac (il prise fort), le manger (la bouillie et les caramels mous sont ses mets favoris) et la compagnie des enfants de votre espèce. Douces et innocentes passions du vieil âge, à la vérité !
Quelques mauvaises langues prétendent que cet homme est laid, boiteux, syphilitique, vérolé et que sa bosse a poussé sur le fumier de ses vices.
Il boîte, je vous l'accorde volontiers. Il est laid ? Peut-être bien. Mais pour le reste... Mensonges de jeunes vierges jalouses ne n'avoir point été choisies par ce charmant Monsieur ! Une chose encore, la plus importante de toutes : cet homme est riche.
Très riche.
Comme vous serez heureuse sous son autorité matrimoniale ! Remerciez vos parents et moi-même de vous avoir trouvé si flatteur parti.
Les noces auront lieu dès que vous serez réglée.
P.S.
Oubliez donc dès aujourd'hui votre ami Pierre, celui que vous aimez en secret mais qui n'a point de fortune.
65 - Un amour de vieillard
Ma nièce,
Chose curieuse, vous appartenez à l'espèce haïssable des gens puérils et cependant vous inspirez à Monsieur de la Roche-Maillard de bien doux émois, de sincères transports. N'importe ! C'est son affaire. Et ma foi s'il aime, ce noble vieillard, la compagnie des niaises de votre genre, ça le regarde. Sachez surtout qu'il offre à Monsieur et Madame vos parents une belle dot si vous consentez à lui présenter votre main. Aussi je ne saurais trop vous recommander la plus parfaite soumission en cette heure solennelle. Il en va de la fortune de vos proches.
Je ne doute pas un instant de votre sens de l'honneur, Mademoiselle ma nièce, et en ces circonstances plus qu'en toutes autres, je sais que vous ne dérogerez ni au devoir ni à l'amour. Monsieur de la Roche-Maillard vous porte une indéfectible amitié, et je vous préviens qu'en aucune manière vous ne devez le décevoir : la dot s'élève à plus de mille écus.
Vous savez que nous ne voulons que votre bonheur, Mademoiselle, et rien que votre bonheur. Nous connaissons tous vos vertus, vos qualités, vos avantages, et Monsieur de la Roche-Maillard les connaît également. Aussi je vous exhorte à nous prouver votre docilité, votre honnêteté, votre amour filial. D'ailleurs comment une jeune fille intelligente comme vous pourrait se rebeller devant un sort si enviable ? Quelle chance vous avez là ! Monsieur de la Roche-Maillard a non seulement le bel âge de l'expérience et de la sagesse, mais encore celui de toutes les saines paresses : avec cet époux exemplaire vous ne risquerez ni de vous aventurer à confectionner d'improbables mets sophistiqués, vu qu'il est édenté et qu'il ne supporte que la bouillie, ni à vous affairer le matin à sa toilette, vu qu'il est parfaitement chauve.
Vous aurez seulement à l'aider, de temps à autre, à se nettoyer le séant. Il faut vous dire que ce brave homme si peu valide mais si aimant souffre non seulement d'incontinences, mais également de coliques. Mais ne sont-ce point là d'innocents et naturels effets du noble âge ? Ce sont même des choses charmantes, à y bien regarder. En effet, avec ses quotidiennes bouillies, sa totale calvitie et ses oublis intempestifs, vous aurez l'impression de vous occuper d'un nouveau-né. Et comme cet aimable vieillard n'a pas les moyens d'engendrer le moindre fruit, vous trouverez là une avantageuse consolation de n'avoir point d'enfant.
Etes-vous heureuse, ma nièce ? Vous pleurerez de joie, j'en suis sûr, à la lecture de ces mots. Remerciez donc votre bonne étoile Mademoiselle. Vous donnerez donc dès ce soir votre accord à ce prétendant, et demain vous comblerez enfin vos parents : ils seront fiers, honorés, heureux pour vous.
Et riches.
66 - Éloge et défense de la laideur
Voici, fidèlement rapportés par mon imagination, quelques propos échangés entre une femme laide et son amant.
- Je me sais laide, et cette laideur est une offense à l'amour. Vous ne pouvez m'aimer. Votre regard doux sur moi me rend honteuse. Votre tendresse a quelque chose de malsain. Il n'est pas séant que vous vous fassiez l'amant de la laideur. Vous choquez la morale, l'honnêteté, le ciel et tous ses anges. Vous me faites rougir, et j'ai envie de pleurer. Je suis laide, je le sais, vous le savez, et c'est un crime de m'aimer ainsi que vous le faites. Le monde est plein de filles jolies qui ne demandent qu'à être chantées, louées, honorées selon les lois ordinaires de l'amour, ne perdez donc pas votre temps et votre jeunesse avec celles qui, comme moi, ne méritent de recevoir aucune fleur de la Terre. Je suis laide, laide, laide, et je vous vous interdis de m'aimer ! Cet amour que vous m'avouez m'est une douleur, une peine, non un bien. Ne m'aimez pas, laissez-moi en paix, seule avec ma laideur comme avant, seule comme je l'ai toujours été. Voilà mon sort, ma juste condition, la volonté du ciel et des hommes. Ne troublez pas l'ordre naturel des choses. Vous faites mal, lors même que vous croyez bien faire.
- Vous êtes laide et je vous aime. En esthète j'admire vos traits ingrats. Mon coeur a choisi pour battre, enfin, le paysage austère de votre physionomie. Lassé des molles merveilles qui ont fini par émousser sa sensibilité, il a élu votre tête déchue qui pleure aujourd'hui de se savoir aimée. Il s'est soudainement ému pour votre front sans éclat qui n'est qu'un désert de pierres, de roc, de cailloux. Et ce désert a séché votre regard, durci vos lèvres, tari vos sourires : votre face est un mets bien amer, mais c'est pour moi un miel nouveau. Je goûte comme un Christ au vin âpre de la misère, et une étrange ivresse me gagne. Votre détresse est une croix qu'il m'est doux de porter. Votre disgrâce a aussi la saveur de la brume, la dureté des glaces, la sévérité du gel. Votre visage est pareil à une montagne rude et magnifique, froide et chaste, lointaine et silencieuse : je le contemple et je m'élève.
- Vous êtes fou. Ma pauvre couronne ne mérite pas d'être si bien servie. Je ne suis que la reine des servantes, la princesse de la poussière, l'aimée des cailloux. Mon pouvoir ne s'étend point au-delà des ronces et des orties qui m'entourent. Je me sais si laide que je n'accepte de compliments que de la part des pierres. Elles sont muettes et leur éloquence me va toujours droit au cœur. Je sais qu'elles disent vrai. Tandis que vous, vous me dites des choses que je ne puis croire. Vous mentez. Allez plutôt rejoindre vos jolies donzelles, au moins elles vous croiront quand vous leur chanterez leurs grâces si sûres. Vous ne mentirez pas lorsque vous leur tiendrez galant discours. Je suis laide, oubliez-moi.
- Vous êtes laide, et vos traits rendent votre coeur humble, fragile, sensible. Vous le briser est chose si aisée qu'il me faut prendre mille précautions pour le manier, de crainte de le blesser sans le vouloir. Vos sœurs plus jolies sont armées de cuirasses, et je n'ai pas besoin de tant de manières pour les convaincre de servir la cause amoureuse : vite conquises, elles ne laissent pas le temps au cœur de s'épancher comme il le faudrait. Sur quelques accords de musique, sur quelques pas de danse l'affaire est entendue. Et la chose est si commune à leurs yeux, que l'hyménée qui s'ensuit est vidé d'émoi. Pour ces filles jolies l'amour est une chose bien banale. On les séduit sans manière, sans dentelle ni beaux discours. On les aime avec des piètres sentiments qui s'évanouissent dès l'aube. Ce ne sont que des étoiles filantes. Elles ont l'éclat de la beauté, mais de racines point. Leur beauté leur confère une futilité toute particulière. Et s'il est vrai que les attraits ostensibles d'une vierge facile sont toujours flatteurs pour l'heureux amant qui les conquiert, il est également vrai que les fleurs les plus belles paraissent aussi les plus superficielles. Sachez donc que la vanité sied mieux à la beauté plutôt qu'à la modestie.
- Ainsi je trouve grâce à vos yeux aujourd'hui, parce que je n'ai pas l'heur d'être de cette race des beautés radieuses que vantent tellement les hommes de votre espèce, ordinairement. Je veux bien croire à la ferveur de votre prière, au singulier émoi de votre cœur, puisque vous voulez tant que j'en sois convaincue. Je ne sais pourtant si votre galante dévotion est une insulte ou un réel éloge. A moins que cela ne soit que pure folie, mon ami.
- Croyez plutôt en la sincérité, l'honnêteté, l'humilité de mon cœur aimant. Et oubliez donc au nom de cet amour -si particulier j'en conviens- les rigueurs de la simple raison. Je vous aime ainsi que vous êtes, parce que vous êtes ainsi.
67 - Une lettre odieuse mais sincère
Mademoiselle,
Soit. Vous n'êtes donc point capable d'aimer dans la clarté d'un coeur habité par l’innocence. Il vous faut intriguer méchamment pour satisfaire votre besoin de déplaire. Comme si votre physique peu flatteur n'y pouvait pas suffire à lui seul, il vous faut encore jouer les acariâtres rosières pour me mieux souffleter… Apprenez, triste pucelle, que votre première gifle reçue fut celle de votre mine sinistre, le jour où elle m'apparut sous la lumière crue de la vérité. Magistrale et sans appel, cette gifle-là résonne durablement. J'en porte les stigmates : votre nom me fait horreur. Il me fait songer à la négation de l'amour et à la misère qui s'y rapporte.
Je ne vous aime pas Mademoiselle. Je me gausse de vous, je ris de votre infortune qui ne me rappelle que trop ma félicité. Oui, je me moque. Je foule d'un pied hautain votre coeur misérable de fille misérable. Je crache avec dédain sur votre front d'amante déchue qui n'a pas eu l'heur de me plaire, moi qui ne cherche en vérité que l'assouvissement de mes instincts de débauché. Vous aviez cru à la tendresse de mon cœur en votre direction, Mademoiselle. Détrompez-vous dès aujourd'hui : je ne convoitais que votre pauvre hymen, n'étais en quête que d'un vil, passager émoi charnel. Je ne cherchais qu'une sombre ivresse entre vos flancs. Accessoirement, à défaut d'accéder à votre alcôve, avec calcul j'ai cherché à atteindre votre âme de vierge à travers mes lettres d'amour. Pour déflorer votre coeur, par dépit de n'avoir pas pu déchirer votre hymen.
Je ne vous aime pas. Vous n'êtes qu'une pauvre dupe, un jouet entre mes mains, une poupée de chiffon malléable, un pantin que je puis casser selon mon gré. Souffrez donc tout votre soûl, pitoyable chose que vous êtes ! Je ne serai pas là pour récolter vos sanglots stériles.
68 - Mon identité poétique
Sous les scintillements de la nuit constellée d'étoiles, je caracole sur ma cavale. La neige soulevée par les sabots de l'animal tourbillonne dans son sillage, entraînée par le vent. La poudre fine projetée en l'air m'enveloppe en formant tout autour de moi des myriades d'éclats argentés et semble se confondre avec les poussières célestes qui luisent au-dessus la sainte et éternelle Russie.
Je suis le fils de la toundra, l'enfant des neiges, l'héritier des plaines glacées, le chantre des pays d'hiver, le passager des terres gelées. Je n'ai pas vraiment de nom. Je suis l'originel Cosaque. Depuis des siècles je sillonne les étendues sans fin d'un monde d'écume et de solitude, ainsi qu'un immortel cavalier. Je suis le reflet incarné des impérissables légendes, le danseur des blancs espaces, et c'est pourquoi je ne puis mourir. Heureux, j'erre à n'en plus finir dans cet univers immaculé, franchissant lacs gelés, traversant forêts, parcourant steppes à la poursuite de l'horizon, toujours en quête de chevauchées fantastiques, ivre de vent, de neige et d'étoiles.
Chaque nuit ma monture m'emporte vers les neiges lointaines inconnues des hommes. Je n'ai pas d'autre but, d'autre joie, d'autre destin que de chevaucher dans les immensités silencieuses et gelées. Astre fabuleux des paysages givrés, je ne mange pas, ne bois pas, ne dors jamais et suis plus vivant qu'un prince. Je puise mes forces dans la contemplation des grands froids.
Je suis l'Ange de la Russie.
69 - Torpeur cadavérique
Je n'entendrai pas sonner le glas. Et pour cause : c'est pour moi qu'il résonnera dans la campagne affligée, par une triste journée de pluie. Vous serez là, recueillie auprès de ma dépouille déposée dans l'humble église. Un cierge brûlera à ma droite. L'odeur d'encens embaumera les lieux. Vos larmes claires se répandront au bord du linceul tandis que la fumée s'élèvera dans la fraîcheur de l'édifice. Le silence sera la musique mortuaire de ce deuil et votre chagrin, infini mais pudique, sera l'hymne que vous me dédierez.
Mon corps étendu narguera votre inutile amour. Cet amour impuissant à me faire revenir à la vie. Mon visage émacié par le masque étrangement serein de la Mort interrogera les fresques décrépites et sans valeur du plafond de l'église. Vous serez là, questionnant en vain ce cadavre glacé, pétrifié. Vous me prendrez la main, et vous étonnerez qu'elle soit froide dans votre main chaude. Elle demeurera sans réponse à votre étreinte, si peu accoutumée que vous serez à l'idée de la mort, de MA mort...
Oui, ce sera mon corps, mon cadavre, ma dépouille. Je serai là, gisant. Sans me plaindre, sans révolte, sans peur, sans plus de haine ni d'amour. Vous chercherez à comprendre, mais il n'y aura rien à comprendre. Rien que le fait de ma mort. Je serai effectivement mort, bel et bien mort. Aussi mort que le sont les pierres, les tombes et les ruines. Vous pourrez pleurer, prier, défier le Ciel et tous ses anges, rien n'y pourra faire : mon corps s'en ira en poussière et nul ne le verra plus jamais. Il sera déjà sur le chemin d'un irréversible anéantissement.
En signe d'adieu, vous passerez vos doigts contre mon visage de pierre. Il demeurera impassible, indifférent à votre caresse. Mort. Je serai mort, mon cadavre en sera la preuve. Je serai dans le même état que les statues de plâtre peintes de cette modeste église de campagne. Inerte comme un objet, comme un caillou, comme du sable anonyme. Sans vie, sans nom, sans chaleur.
Le cierge continuera à brûler en silence dans l'église devenue sombre vers le soir. Dehors la pluie de mars, triste, lente, lancinante, tombera d'un ciel plombé. Nulle âme ne s'attardera dans les rues en ce jour de deuil, en cette saison de mort. Vous serez seule dans l'église avec cette chose vidée de vie. Parfois le cierge jettera de pâles lueurs contre mon visage endormi, et ces reflets de flamme lui donneront l'illusion d'être en vie.
Vous vous attarderez un peu sur ces éclairs dérisoires, cherchant un réconfort, un signe, un sens, une explication. Mais la flamme mouvante du cierge continuera à brûler en vain et son humble clarté, dénuée de sens, glissera sur mon visage avant d'aller s'accrocher ailleurs.
Vous finirez par comprendre que je suis réellement mort. Vous sortirez de l'église, un cercueil dans l'âme. Vous vous retrouverez seule dehors sous une pluie maussade. Et je ne serai plus là pour vous aimer. Je ne serais plus avec vous. Plus jamais. Et vous serez seule, seule. Et vous me chercherez. Et vous ne me trouverez pas. Jamais. Parce que je serai mort. Mort. Mort. Définitivement. A tout jamais.
70 - Pauvre mais belle
Vous êtes belle lorsque sur votre visage souffle le vent, qu'il déclot vos lèvres, fait trembler vos cils et agite vos frisures, comme s'il était votre amant, fou et caressant. Vous êtes belle à mes yeux, vous la dédaignée des riches, des citadins et des cœurs sédentaires. Vous avez la chevelure italienne, le regard ombreux et la bouche tentatrice. Vous êtes née de la terre, avec l'éclat du marbre sur la peau, la senteur des bois dans les cheveux, la pluie sur le front et un peu d'or dans le cœur. Et si vos pieds sont nus, c'est que votre pas demeure libre, sans attache. Libre comme vous, fille des nuages, enfant du soleil, fleur nomade.
Je ne rougis point de votre habit déchiré, ni de vos chevilles cendreuses, ni de votre coiffure de broussaille qui se délie sous la brise, et qui met tant de grâce sur vos traits insouciants... On vous appelle va-nu-pieds, voleuse ou bien souillon.
Pourtant vous avez la beauté naturelle de l'ange. Vous chantez de chemin en chemin, le cœur aussi léger que l'air, et dites la bonne aventure avec plein d'ingénuité dans l’œil, un sourire d'enfant sur les lèvres. Vous êtes l'Esméralda incarnée : danseuse vagabonde, créature errante, ballerine sans semelle, cavalière des pavés. Vous êtes liberté, danse, poussière, cheveux fous, chants lancés aux nues, airs perdus dans l'azur et rires emportés par le vent. Eternel baladin, vous êtes l'enfant de la Bohème.
Vous êtes passée, et je n'ai jamais pu vous oublier.
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